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La tentation de tout déchirer (Les Echos, vendredi 16 octobre 2015) / Octobre 2015

La tentation de tout déchirer
Eric Le Boucher 

La France modérée est en train de perdre la partie face à la France excédée. Ce qui domine aujourd'hui, c'est la tentation de tout déchirer, depuis les chemises des DRH jusqu'à « l'Europe allemande ». Il faut au contraire recoudre.
Ne pas déchirer que les chemises des DRH. Ni même, par revanche, celles des syndicalistes et, plus largement, celles du dialogue social. Une France excédée veut tout déchirer. Le social archaïque, les partis politiques impuissants, les médias serviles, les intellectuels de la « pensée unique » et l'Europe, ah l'Europe, la responsable suprême ! « L'Europe allemande ». Tout bazarder, dire « ça suffit », « essayer autre chose », s'en remettre à l'extrémisme. Défoulement suicidaire ? Tant pis ! Au moins du neuf !
On l'observe jusque dans les librairies où le succès va aux essayistes qui hier eussent été rangés dans la catégorie de la philosophie de gare, comme on dit la littérature de gare. Aujourd'hui, ils trônent dans les émissions « de débat » parce qu'ils déchirent. Et les Français crédules d'être bombardés du mythe d'une France ô combien belle à l'époque des Trente Glorieuses, de l'ordre et du patriarcat.
La France raisonnable, celle qui croit dans un juste milieu, dans le compromis, dans le tâtonnement inévitable, la France chrétienne-démocrate, la France libérale-socialiste, la France modérée, est en train de perdre la partie. L'arrachement des chemises est dans l'air du temps. Dénoncé comme une violence inacceptable par les élites mais, au fond, pardonné sinon revendiqué dans les rangs toujours grossis des excédés.
« Le dialogue social est totalement en panne », explique Pierre Laurent, le secrétaire général du PCF, aux « Echos » (1). Voilà un constat définitif qui renvoie le gouvernement « à son échec », qui justifie qu'on ne serre pas la main du président de la République et qui, illico presto, passe en boucle à la télé. Combien est devenu dur de lui répliquer la banale et grise réalité : il se signe environ 35.000 accords d'entreprise chaque année, dont de nombreux par la CGT. Cette réalité du dialogue social quotidien, local, concret, ne compte pas. Les chemises déchirées et le radicalisme sont plus mode.
Ce qui est d'abord en panne, Monsieur Laurent, est sûrement le communisme français, depuis la chute du Mur, mais plus gravement la CGT. La première centrale nationale est en crise de stratégie, de recrutement et d'organisation. La faute du gouvernement n'est pas de la maltraiter mais tout, à l'inverse, de trop la préserver en son état de décomposition et de ne pas avoir poursuivi la réforme de la représentation syndicale en France engagée par Nicolas Sarkozy. Comme sur la plupart des autres sujets, le Parti socialiste est revenu au pouvoir sans avoir conduit aucune réflexion sur le dialogue social. Il s'accroche en martelant « sa nécessité », mais il a fallu attendre le rapport de Jean-Denis Combrexelle, remis le 9 septembre, pour qu'il envisage d'en admettre les criantes insuffisances et de réfléchir aux conditions de sa rénovation.
Quand on voit glisser une grande partie de l'opinion vers la désespérance et une autre partie, comme le même Nicolas Sarkozy, vers le renvoi aux oubliettes des syndicats, il est bien temps. Encore une fois, l'extrémisme ne naît pas du trop de réforme, mais du pas assez. La France raisonnable perd la partie parce qu'elle ne s'est pas mise en mouvement. Le radicalisme des comportements est le résultat du manque de radicalisme des réformes. Le drame est général mais, pour rester sur le dialogue social, le rapport Combrexelle est réfléchi, raisonnable, c'est-à-dire excellent. Comme beaucoup des « rapports » écrits depuis vingt ans (Camdessus, Pébereau, Attali…) et qui sont eux aussi, illico presto, passés aux oubliettes.
La France sociale ne souffre pas d'une panne du dialogue mais de sa faible qualité. Les négociations sont convenues, rituelles, elles ne débouchent sur aucune modernisation en profondeur. La faute en revient à tous. A l'Etat qui pousse au dialogue depuis « quinze ans » et qui verbalise les entreprises qui s'y refusent, mais qui n'a jamais choisi entre les deux formes possibles d'avancée : la loi ou la négociation. Le Code du travail accumule les deux. Aux législateurs qui vont dans le même sens « politique » en refusant de lâcher le domaine du travail aux partenaires. Aux chefs des grandes entreprises parce que « de leur formation et de leur approche mondialisée, ils considèrent la négociation collective comme une particularité locale de la France à laquelle il faut satisfaire, mais sans y voir, à quelques exceptions notables près, un levier de compétitivité ». Aux syndicats parce que, faute de recrutement, ils vieillissent, et parce que, justement, ils n'abandonnent pas le rêve des Trente Glorieuses « du grain à moudre » pour admettre que la négociation « peut être aussi un instrument adapté dans un contexte de crise économique et sociale ».
Le rapport Combrexelle ne promet pas la lune. Il part de la conviction que le dialogue reste « un mode de régulation adapté à la diversité et à la complexité de nos relations sociales ». Le condamner serait tomber « dans le désordre » ou laisser le pouvoir à des juges, mal formés à la compréhension de la réalité économique. Il fait des propositions pour l'immédiat en privilégiant le niveau des entreprises et demande d'engager une réflexion à l'horizon de quatre ans pour remettre à plat les relations sociales dans le pays.
Pas de déchirement du Code du travail, pas de solution miracle. La modernisation sociale du pays passe par mille simplifications de lois, de règlements, par des mesures de formation et d'accompagnement mais, surtout, par un changement de culture des partenaires en une confiance réciproque retrouvée. Bref, tout l'inverse du déchirement : un cheminement humble et pragmatique mais une volonté renouvelée d'une France qui doit rester sociale. On ne déchire pas, on recoud.
Eric Le Boucher