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L’enlisement de la France, comme on le racontait en 1995 / Octobre 2015

Il y a vingt ans, le commissariat au Plan publiait le rapport Boissonnat sur « le travail dans vingt ans ». Il imaginait un scénario du pire... qui s’est réalisé.Il est temps d’adapter le cadre du travail au travail du XXIe siècle.
 
Jean-Marc Vittori
 
Du côté d’Air France, il risque de disparaître. Du côté d’Uber, il naît autrement. Dans beaucoup d’entreprises, il se transforme en profondeur. Ailleurs dans la société, il prend de nouvelles tournures. Le travail est en plein chantier. Le débat est vif sur l’avenir de l’emploi salarié, sa forme devenue dominante au cours du dernier siècle. Où en sera le travail dans vingt ans ? Que voilà une belle question, déjà posée... il y a vingt ans ! La réponse fut l’objet d’un rapport publié par le Commissariat général du Plan, sous la houlette du célèbre journaliste Jean Boissonnat, qui siégeait alors au Conseil de la politique monétaire de la Banque de France. Il est passionnant de relire ce travail qui nous montre aujourd’hui précisément le travail à faire pour que le travail puisse s’épanouir demain. On en retiendra trois leçons.
D’abord, l’avenir est difficile à prévoir. L’écart entre le jugé réaliste en 1995 et le réalisé de 2015 est impressionnant. Certes, les grandes tendances sont là, même s’il manque la prise de conscience écologique ou l’essor de l’économie collaborative : la Chine est bien devenue un acteur économique majeur, l’instabilité financière règne, la concurrence mondiale a durci, la productivité a ralenti et l’« intermédiation électronique » chamboule la donne – on ne parlait pas encore d’Internet. Mais les chiffres sont à côté de la plaque, même sur la démographie pourtant considérée comme le fondement de toute prévision macroéconomique.
La croissance surestimée
Dans le scénario jugé le plus vraisemblable, la population métropolitaine devait passer de 58 millions à 60,5 millions. Elle dépassait les 64 millions au 1er janvier de cette année – une progression deux fois et demie plus rapide ! La différence s’explique par un retournement à la hausse de la fécondité, un allongement deux fois plus rapide que prévu de l’espérance de vie des hommes et une immigration un peu plus forte. De même, la croissance avait été surestimée – mais c’est sans doute moins surprenant. Dans le scénario le moins favorable, elle devait être de 2 % par an sur les deux décennies. Elle n’a été finalement que de 1,6 %. Au bout du compte, le revenu par tête a progressé deux fois moins vite qu’attendu.
Ensuite… l’avenir est finalement très prévisible. Si les chiffres sont faux, le déroulement est bon ! Les experts ont parfaitement décrit les mutations du travail à l’œuvre aujourd’hui – et demain. Le futurologue Joël de Rosnay parlait du « passage de l’ère de la production de masse et de l’économie de marché à celle des sociétés de connaissance fondées sur l’information et la communication ». Le rapport Boissonnat cite la nécessaire réactivité des entreprises, le raccourcissement des délais, le morcellement des chaînes de valeur, la diversification des parcours professionnels, l’effacement des frontières entre temps professionnel et temps privé, la baisse de la durée du travail, l’essor de la pluriactivité, l’éclatement des horaires et « le risque d’une plus grande sujétion ».
 
Et le pire des scénarios imaginés par la Commission ressemble terriblement à notre histoire passée, présente et à venir. « A vouloir suivre le monde et la mondialisation sans changer ses mœurs, la société française s’épuise. Elle ne parvient pas à organiser la réconciliation de l’extérieur avec l’intérieur, et de l’économique avec le social. La concurrence est forte mais la croissance reste faible. Et la politique toujours sur la défensive. Faute d’avoir insufflé un nouvel élan, réformé les conditions de production ou imaginé d’autres relations sociales, la France s’enlise. » Un peu plus loin, le pays « est au bord de la rupture brutale. Les instances de représentation et de négociation, durablement affaiblies, ne parviennent pas à se renouveler. Et c’est alors : soit l’inconnu, avec une remise en cause radicale des institutions et des valeurs de la République qui conduisent à un profond revirement politique (dénonciation des engagements européens, protectionnisme national, réglementation autoritaire du travail, retour forcé à un ordre moral, rejet de l’étranger…), soit au contraire c’est le sursaut. »
Un cadre qui n’évolue pas
Ce qui nous amène à la troisième leçon. Pourquoi ce marasme économique et social ? Beaucoup d’entreprises ont pris la route du changement pour améliorer leur compétitivité, affronter la concurrence internationale, exploiter les technologies de l’information. D’autres ne l’ont pas fait, ou pas assez – l’exemple d’Air France le montre. Mais surtout, le cadre politique et juridique dans lequel s’inscrit leur stratégie, lui, n’a pas bougé – ou pas assez, ou mal. La semaine des 35 heures a été imposée d’en haut. Les syndicats restent trop faibles, même si la loi votée en 2008 va changer la donne. La formation tout au long de la vie est loin d’avoir pris toute sa place, même si des dispositifs ont été créés. Au lieu d’avoir été simplifié comme le recommandait le rapport Boissonnat, le Code du travail est devenu encore plus inextricable.
La proposition phare du rapport était un contrat d’activité, pour assouplir le bon vieux contrat de travail et l’ouvrir sur la pluralité des itinéraires. Vingt ans après, on en parle encore ! France Stratégie, l’organisme qui a succédé au Plan, vient de proposer un compte personnel d’activité, pour rattacher les droits sociaux non plus à l’emploi mais à l’individu. Même s’il contourne l’immobilisme des politiques, c’est un beau projet et le patron de France Stratégie, Jean Pisani-Ferry a raison de dire que « la fin de l’emploi à vie nous invite à repenser notre protection sociale ». Mais la formidable mutation de l’économie devrait aussi nous inciter à agir, à adapter enfin le cadre du travail au travail lui-même, à passer de l’uniformité de l’emploi industriel au XXe siècle à la diversité des activités au XXIe. Sauf à se résigner dans vingt ans au constat que l’enlisement devint engloutissement.
Jean-Marc Vittori